Construire un récit public acceptable de soi (suite)

Dans un ouvrage majeur, Guy Debord disait très justement du spectacle des sociétés capitalistes modernes, qu’il résidait aussi dans le mensonge sur lequel repose une relation sociale vidée de toute vérité et authenticité. Ce constat, aujourd’hui plus qu’hier, reste d’une grande actualité. S’il trouve son expression paroxystique dans les excentricités qu’autorisent les fortunes indécentes du grand capital, force est également d’admettre sa prégnance chez des catégories modestes voire paupérisées. De ce point de vue, Nouakchott est très certainement ce qu’il est convenu d’appeler un laboratoire privilégié d’observation de ces pratiques et de postures dont le but est de forger et durcir des illusions. Illusions qui enferment la réalité vécue pour construire un récit acceptable de soi. C’est ainsi qu’accéder aujourd’hui à la respectabilité sociale à Nouakchott est d’abord histoire de possession de biens matériels et d’exhibition de signes extérieurs d’aisance, réelle ou supposée. L’intérêt porté aux vêtements coûteux, aux voitures luxueuses et à leurs carrosseries rutilantes, aux derniers modèles de téléphones, d’ordinateurs, etc., apparaît généralement comme l’expression d’une volonté évidente de notabilisation reposant sur une facticité du quotidien. Deux situations précises, la première rapportée par un jeune homme ayant fait le choix de retourner travailler à Nouakchott, et la seconde tirée du récit d’une dame quant à ses déboires avec le service public et sa relation aux règles, rendent plus ou moins compte de cette tendance:

Situation n°1 : « Je suis allé un matin au Ministère (sic) pour un problème. Un recensement que je n’arrivais pas à faire dans un centre. J’y suis allé en taxi collectif et habillé d’un grand boubou bon marché. Au moment d’entrer dans le ministère, l’agent de sécurité m’arrête, m’empêche d’entrer et me dis que personne ne peut me recevoir. Il était à peine 11h du matin. Le lendemain je décide d’y retourner, mais cette fois-ci je m’y rends habillé en costume cravate, et avec une voiture luxueuse prêtée par un ami de la famille. Je gare celle-ci devant le gardien, je descends et je rentre dans le Ministère sans adresser la parole à ce même agent de sécurité qui m’avait interpellé la veille ».

Situation n°2 « Comme c’est souvent le cas au pays, des agents de la somelec (Société mauritanienne d’électricité) sont passés chez moi, ont présenté une fausse facture et ont coupé l’électricité. Bon ! Ce qui m’inquiétait ce n’était pas la fausse facture mais la queue qu’il fallait faire à la Somelec pour régler mon problème. Je me suis dit, habille toi chic et dirige toi directement vers le guichet sans faire la queue. C’est le seul moyen d’impressionner tout le monde. Personne ne posera de questions parce qu’ils se diront que je suis quelqu’un d’important. C’est ce que j’ai fait et ça a marché ».

La situation n°1, étrange il faut bien le reconnaître, peut d’abord être analysée du point de vue de l’agent de sécurité qui obéit à un code non écrit connu de tous les nouakchottois. Et la grande règle de ce code est simple : les apparences comptent et les acteurs se doivent de jouer le jeu au risque de ne pas être pris au sérieux et d’en faire les frais. Il faut, en somme, « en jeter » et être visible à l’excès pour avoir droit à tous les égards. Mais la situation doit également être appréhendée du point de vue du jeune homme qui, finalement, a joué le jeu qu’on lui imposait. En mettant en œuvre les conseils de son entourage, celui-ci a en effet saisi qu’il lui fallait mobiliser un registre empruntant au théâtre et au mensonge. Parier sur les codes vestimentaires et les apparences sophistiqués pour ne pas avoir à essuyer de refus inappropriés.

Dans la situation n°2, il s’est encore agi d’échapper, grâce aux apparences, à l’épreuve de l’attente et de la « petite honte » bien nouakchottoise, celle d’être vue de tous dans la queue et d’être assimilé à un « simple quelqu’un », un individu quelconque. C’est une pratique à laquelle nombre d’individus recourent dans les locaux des services publics et privés. Pratique si répandue que l’anomalie ne réside plus dans le fait de ne pas attendre son tour, mais bien dans celui de respecter la consigne et faire preuve d’un tant soit peu de courtoisie. Aussi, dans le premier exemple comme dans le second, la « coolitude », attitude volontaire de détachement et de résistance vis-à-vis du diktat de la société des masques et de la consommation, semble simplement ne pas avoir sa place dans un environnement ou tout ou presque n’est mesuré et validé qu’à partir du dehors, à partir d’un visible sophistiqué et de ce qu’il dit a priori des gens. La «coolitude », observée chez une frange réduite de Nouakchottois, est un choix rarement opéré volontairement. Faire un choix suppose d’en avoir les moyens. Or, pour ceux qui se tiennent ou sont tenus à distance du théâtre des faux-semblants, le détachement est imposé par des conditions économiques objectives qui n’autorisent aucun écart, aucun geste futile. Mais feindre le confort matériel et paraître autre que ce que l’on est réellement, n’est pas seulement une tactique mobilisé en temps de contrariétés ou de blocages administratifs que les Mauritaniens ne connaissent que trop bien. C’est aussi, très clairement, une manière d’être en public, manière d’être quelqu’un. Et à ce banquet des apparences, tous prennent part, habitants des quartiers résidentiels et périphériques de la capitale. (Suivre)

N’DIAYE Sidi, GUEYE Cheikh

 

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