L’Afrique post-covid : l’urgence de réinvention
La
crise sanitaire mondiale en cours a permis de montrer au grand jour[1] toute la complexité des relations
d’interdépendance internationale et les enjeux de notre siècle. Elle a surtout
remis en cause l’omnipotence de ceux qui font figures, à eux seuls, de modèles
en termes de progrès techniques et scientifiques mais aussi de « bonne
gouvernance ». Des critères associés à l’accroissement économique ayant
longtemps servi (et servant encore) de baromètre pour évaluer l’évolution des
sociétés humaines, notamment avec l’anthropologie évolutionniste et
culturaliste. Charles Taylor disait que si toute l’humanité est soumise au
même mouvement historique, encore faut-il expliquer pourquoi certaines sociétés
ont progressé, tandis que d’autres paraissent figées dans une irrémédiable
primitivité[2]. Selon cette conception, (que l’on
retrouve aussi chez Auguste Comte, considéré comme l’artisan de la division de
l’Humanité en trois stades successifs : sauvagerie, barbarie et
Civilisation), l’universalité ne peut s’appréhender désormais que prise dans un
schéma identique et inique d’évolution, applicable à toutes les sociétés
humaines, en référence à un modèle : celui de la société occidentale qui, par
rapport à l’esprit scientifique et au progrès technique, en est perçue comme
l’aboutissement.
Contrairement aux idées reçues, ce débat est loin d’être dépassé. Nous ne discutons pas ici les travers (ouvertement racialistes) de cette thèse. Nous y avions consacré un article édifiant suite aux propos polémiques de Jean-Paul Mira, chef du service de réanimation de l’hôpital Cochin. Par ailleurs, nous reconnaissons volontiers, qu’en dépit de son caractère autocentré, la thèse évolutionniste offre une grille de lecture très efficace sur l’histoire évènementielle. Et la crise actuelle en est une ! Annonce-t-elle une ère nouvelle ? En Occident, cela sonne comme une évidence. Les décideurs politiques, les scientifiques, les laboratoires pharmaceutiques et leurs actionnaires s’y emploient au même titre que les entreprises privées : de l’industrie automobile à l’aviation en passant par les grandes chaines de distributions alimentaires… les start-up ne sont pas en reste ! Tous les secteurs se réinventent, s’adaptent, se réorganisent, pour ne pas rater la marche, notamment dans le monde de la culture, de l’industrie musicale, cinématographique, associative… tout se restructure. La production mondiale est au rabais, défiant ainsi les plus illustres théories économistes. Aucune certitude sur les prévisions ultérieures si ce n’est l’impact des bouleversements actuels sur la croissance économique à l’échelle mondiale[3].
Les
moments de confinement ont redonné aux psychologues, aux philosophes et même
aux hommes de Dieu leurs lettres de noblesse. L’introspection, l’incertitude et
la peur n’ont jamais été autant de mise, dans des sociétés où la résilience, la
rentabilité et l’individualisme sont érigés en normes ! En ce sens, nous sommes
effectivement tentés de dire qu’il y a un avant et un après Covid ! Il
s’agit fatalement d’une crise globale. Car comme disait Thucydide, « l’infection ne
détruit pas seulement des corps ; nósos, autrement dit “ démence
”, elle détruit aussi, fût-ce momentanément, une société, des institutions, des
mœurs. Une épidémie, ce n’est pas seulement les ravages et les souffrances
causés par la propagation d’une infection, c’est encore la désorganisation
brutale qui s’ensuit, l’abaissement de l’État, le délitement des autorités, des
structures sociales et des mentalités. Symbole de cet effondrement de la
civilisation, les rituels funéraires foulés au pied par les Athéniens rendus
fous par la souffrance »[4].
Le
contexte actuel est aussi celui des 60 ans d’indépendance des pays africains postcoloniaux.
Alors qu’en est-il de l’Afrique ? La crise sanitaire a révélé les
fragilités des grandes puissances, certes. Cela a été largement commenté, par
des observateurs africains aussi. Certains s’en sont même réjoui[5] ! Mais cette crise a
aussi montré leur capacité de résilience, confirmant ainsi la théorie géo-politologique
selon laquelle le niveau de développement d’un peuple se mesure en sa capacité
de résilience face aux catastrophes ! Les prévisions macabres de certains
observateurs occidentaux pour l’Afrique face à la Covid n’ont pas eu
lieu ! Miracle divin, qui sait ! L’Afrique est en effet, pour
l’instant, largement épargnée. Pour autant, rien ne garantit son immunité collective
et durable ! Les nouvelles variantes n’ont pas encore dit leur dernier
mot ! Mais par-delà cette épée de Damoclès qui est suspendue au-dessus de la
tête de tout le monde, le cynisme de la Covid 19 n’est pas seulement d’avoir
fait des morts et de paralyser l’économie mondiale, elle révèle surtout ce qu’est
devenu notre monde et l’avenir qu’il nous réserve. Il y a quelques années, le Department
of Homeland Security (créé en 2003 aux États-Unis) avait élaboré une
panoplie de scénarios de catastrophes humanitaires considérées comme les
« nouveaux risques » dont la base serait essentiellement biochimique,
on parle de bioterrorisme…
L’anniversaire
des 60 ans d’indépendance des pays africains intervient donc dans un contexte
décisif. Toutefois, pour les dirigeants africains, il a servi à justifier les
insuffisances, les carences et les manques ! N’eût été la crise sanitaire,
quel autre prétexte auraient-ils trouvés pour justifier le sous-développement du
continent ? Qu’est-ce qui allait justifier le retard économique ? Il
y a 60 ans que les États africains devraient savoir se gérer sans aides
extérieures. Il y a 60 ans que l’aménagement des territoires devrait être une
réalité. Il y a 60 ans que l’emploi des jeunes devrait être une priorité, que les
services publics devraient enfin répondre aux besoins les plus élémentaires des
populations, que l’éducation, la santé, l’eau courante, l’électricité ne devraient
plus être un luxe, mais un droit fondamental pour chaque citoyen. 60 ans après
les indépendances, les dirigeants africains n’ont toujours pas compris qu’ils
ne peuvent et ne doivent être que des mandataires, que le pouvoir ne peut
appartenir qu’au peuple, que la justice doit être indépendante, que la liberté
de penser, de s’exprimer et de se réunir doit être garantie par la loi.
Les
crises n’ont pas que des effets négatifs, leur émergence s’accompagne souvent d’éléments
salvateurs. Celle en cours a la vertu d’exhiber davantage toutes les
insuffisances, le manque de vision de nos dirigeants, et l’impasse politique
dans laquelle s’enfoncent nos Etats. Elle montre donc l’urgence de se
réinventer, afin de sortir de la « grande nuit » et se saisir de la
lumière d’un nouveau jour. La fermeture momentanée des frontières et l’arrêt
des vols commerciaux ont empêché une certaine oligarchie, qui se pensait
invincible, d’aller se soigner à l’extérieur du continent, de développer les
affaires, de profiter de certains loisirs. Les Africains, de manière générale,
vont payer assez cher leur dépendance monétaire, industrielle et surtout
alimentaire vis-à-vis des autres continents. La crise a fortement
« amplifié les risques de pénuries inhérents au fonctionnement des chaînes de valeur mondiales ».
Pour autant, les habitudes restent les mêmes, les modes de gouvernances, les
politiques intérieures et extérieures inchangés. L’inertie n’a jamais autant
caractérisé nos États. Aucun État africain ne s’est illustré par une réponse
théorisée et pratique face aux risques et aux menaces que génère cette crise
sanitaire. À ce propos, le théoricien de la médecine germano-américain, Erwin
Ackerknecht, qui établissait une corrélation entre politique sanitaire et
régime politique, aurait certainement du mal à vérifier ses hypothèses en
Afrique ![6]
En effet, la question des systèmes de gouvernance se (re)pose avec acuité face à la crise sanitaire, entre des États qui ont recours à des mesures de restrictions drastiques (confinement, isolement et mise en quarantaine) et d’autres qui font le choix de mesures moins coercitives, remettant ainsi en cause les libertés individuelles et collectives (la confusion de telles mesures tantôt attribuées aux régimes autoritaires, tantôt attribuées aux régimes dits libéraux, contribue à sa manière à révéler le bouleversement de l’ordre mondial). Aussi, la gestion plus ou moins réussie de la crise par certains pays asiatiques relativise substantiellement le système occidental longtemps érigé comme modèle et réactive la question du particularisme culturel. Sans entrer dans ce débat ni dans les idéologies qu’il sous-tend, le manque de réactivité des États africains interroge. Gouverner c’est anticiper ! Or l’art de l’anticipation est loin d’être le fort de nos États réactionnaires ! Les stratégies préventives ou prophylactiques des États sont intrinsèquement liées aux visions politiques de leurs dirigeants[7].
Déstructuration, désorganisation, désintégration politique, économique et sociale, voilà les réalités qu’induisent les crises épidémiques. Qu’attendent donc les autorités africaines pour faire de la sécurité sanitaire une priorité régalienne ? N’est-il pas temps de mettre en place des cellules de veille sanitaire qui constitueraient une forme d’observatoire permanent, afin de prévenir et prémunir les populations d’éventuelles catastrophes sanitaires ? Dans les pays développés, les crises sanitaires provoquent systématiquement des réformes organisationnelles, administratives voire institutionnelles. En France par exemple, le scandale du sang contaminé en 1992 avait conduit à la création du Centre national de transfusion sanguine. Quelques années plus tard (en 1998), suite à la crise de la « vache folle » liée à la transmission de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), un réseau national de santé publique est mis en place avec la création en 1999 de l’InVS, de l’Afssaps et de l’Afssa. Enfin, une nouvelle réforme du système des agences sanitaires voit le jour au lendemain du désastre lié à la canicule de l’été 2003.
L’épidémie
actuelle, comme les précédentes parmi les plus emblématiques de l’histoire de
l’humanité, par son caractère imprévisible, brutal et chronophage (les États-Unis,
première puissance mondiale, sont les plus touchés avec plus de 407 202 morts, suivis
par le Brésil avec plus de 209 868 morts, l’Inde avec plus de 152 456
morts, le Royaume-Uni avec plus de 89 261 morts, la France avec plus de 70
283 morts, l’Afrique du Sud loin derrière avec 37 105 morts[8]) met à nu les fragilités
des systèmes sanitaires à l’échelle mondiale, notamment en termes de politiques
anticipatoires et de prévention. Cela s’est traduit, dans les pays développés
comme dans ceux dits émergents, par le déficit de lits de réanimation, la difficile
gestion de l’afflux des malades, les pertes humaines et la psychose que le
virus induit dans la société. Or comme le montre Patrick Zylberman « la
maîtrise de l’État sur les crises sanitaires dépend de sa propre capacité à
créer, développer et gérer des organisations complexes et spécialisées (système
de soins et système de santé, agences, comités d’experts), de sa capacité à
assurer la permanence de leur fonctionnement et la mobilisation de leurs
ressources, enfin de son pouvoir de contrôle sur l’usage de la contrainte dans
la réponse à la crise »[9].
Aujourd’hui, les Etats africains sont quasi absents dans la course aux vaccins. Les micros-Etats qui caractérisent l’Afrique ne peuvent être à la hauteur des exigences de la recherche et du développement. Depuis le début de la crise sanitaire, ce sont plus de 10 milliards de dollars qui sont investis dans la recherche de vaccins, aux Etats-Unis d’Amérique. Ces derniers ont compris très-tôt que quel que soit le prix que coûte la recherche, la production de vaccins est décisive. Les politiques des laboratoires pharmaceutiques sont très claires : la primauté est aux plus offrants ! Les premiers à investir, sont les premiers servis ! Les négociations en cours entre grandes puissances, notamment pour les pays européens qui peinent à trouver les doses nécessaires pour vacciner l’ensemble de leurs populations illustrent bien cette réalité. Le fait que les premiers vaccins viennent des Etats-Unis n’est donc pas un hasard. En plus du public, les recherches sont largement financées par le privé. Les investisseurs américains ont la culture du risque. Des milliards de dollars sont annuellement mis à contribution dans des start-up spécialisées dans tout type de recherche. c’est en ce sens qu’une société privée de biotechnologie comme Moderna Therapeutics a bénéficié de plus 2 milliards d’investissement alors même qu’elle n’a jamais rien produit depuis sa création en 2010[10].
C-T-G, La plume d’Ishango, ADN
[1] Domaine traditionnellement investi
par le milieu universitaire ou le monde savant !
[2] Charles Taylor, « Évolutionnisme », Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF,
1992.
[3] Voir à
ce sujet l’article d’Arnaud Florentin et d’Elisabeth Laville « La crise sanitaire nous invite à nous
interroger sur la capacité de nos systèmes de production à faire face aux
aléas » (lemonde.fr)
[4] Thucydide, Histoire de la
guerre du Péloponnèse, II, 47-58.
[5] Situation assez étonnante par
ailleurs ! Elle illustre une forme de décadence intellectuelle. À la
veille des indépendances, voire au début des années 60, la vivacité
intellectuelle avait donné naissance à des chefs-d’œuvre incommensurables tels
que l’ouvrage majeur de Franz Fanon Les damnés de la terre, qui révélaient
le rôle salvateur de l’élite intellectuelle africaine et sa capacité à
s’interroger sur sa propre société et à poser les jalons de son avenir !
[6] Erwin
Ackerknecht, « Anticontagionism between 1821 and 1867 », Bulletin
of the Institute of the History of Medicine, 22, 562-593, 1948.
[7] La création du ministère de
l’Hygiène fait suite à la grippe
« espagnole » dans un contexte de guerre
mondiale (octobre 1918). Un peu plus d’un an plus tard, le 21 janvier 1920,
Alexandre Millerand créa le premier ministère de l’Hygiène, de
l’Assistance et de la Prévoyance sociales.
[8] Source : •
Coronavirus : nombre de morts par pays dans le monde 2021 | Statista
[9] Patrick
Zylberman, « Crises sanitaires, crises politiques »,
Presses de Sciences Po, Les Tribunes de la santé, 2012/1 n° 34, p. 35 à 50.
[10] Ses recherches en « thérapies
protéiniques » sur la technologie dite de l’ARN messager ont même souvent
été fustigées !