L’attribution du Prix Nobel de littérature alternatif à Maryse Condé, en 2018, est un bel événement. Il apporte visibilité et reconnaissance à l’auteure guadeloupéenne, dont les récits sondent la diaspora africaine. Aussi, quand la Nouvelle Académie suédoise fait valoir que Condé « décrit les ravages du colonialisme et le chaos du post-colonialisme » (c’est à peu près tout ce qui est évoqué du Figaro à L’Humanité), cela met en question à la fois l’œuvre elle-même et les représentations mises en jeu.
Il paraît loin le temps où le Nobel récompensait Rudyard Kipling, devenu, avec son poème « Le fardeau de l’Homme blanc », le chantre de l’impérialisme britannique. Les ravages du colonialisme, la dernière lauréate les évoque sans ambages, notamment dans son autobiographie La Vie sans fards, où elle écrit à propos de L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane :
Sûr et certain : il n’y avait plus aujourd’hui de Grande Royale. Si elle existait encore, elle serait défigurée par les rigueurs du temps postcolonial, venant après les sévices de la colonisation. (Maryse Condé, La Vie sans fards, Éditions Jean-Claude Lattès, 2012, p. 131)
Mais cette ancienne hypokhâgneuse, occidentalisée, politisée, développe un point de vue très nuancé, quand elle met à l’épreuve du réel les images superposées de l’Afrique : Celle complexe et sans rides des ethnologues. Celle spiritualisée à outrance de la Négritude. Celle de [s]es amis révolutionnaires, souffrante et opprimée. Celle de Sékou Touré et de sa clique, proie juteuse à dépecer. (Op. cit., p. 125)
Son best-seller, Ségou, narre l’épopée d’un royaume bambara « bâti sur la trahison« . Les rapports de force entre Bambaras, Bozos, Peuls, Toucouleurs, Yorubas et Arabo-berbères d’une part, musulmans, chrétiens et « fétichistes » d’autre part, font apparaître, jusqu’à l’arrivée finale des troupes coloniales françaises, comme un engrenage de destructions, de pactes et d’assujettissements : Ce n’étaient pas seulement les frontières du royaume que les Toucouleurs avaient fait disparaître. C’était ces mille liens invisibles qui font qu’un peuple est un peuple et non pas seulement une addition d’hommes qu’ils avaient déchirés. Et, à présent, autour de quoi se referait l’unité ? (Maryse Condé, Ségou, La Terre en miettes, Éditions Robert Laffont, 1985, p. 307)
Contrairement à ce que peut laisser penser la Nouvelle Académie, les « ravages du colonialisme » ne s’opposent pas, chez Condé, à un âge d’or précolonial. De surcroît, les impérialismes africains y sont décrits d’une manière assez proche du colonialisme. L’esprit de clan, la soif de pouvoir et de possession, la conversion et le travail forcés, le mépris des différences, l’hypocrisie, dans ces formes d’asservissement de l’homme par l’homme, se répètent et semblent liés :
Nous sommes entrés dans un monde où seules comptent les armes. Les Français en ont à vendre. Les Bambaras en veulent pour lutter contre les Toucouleurs. Amadou en veut pour écraser les dernières velléités de révolte des Bambaras. […] Personne n’ose brusquer des fournisseurs d’armes ! (Op. cit., p. 320)
Se pose alors la question d’une cohésion entre des peuples opposés de façon injuste :On était un. Un. Des esprits pointilleux allaient plus loin et jetaient les bases d’une autre hérésie. N’était-on pas un, un avec les Blancs eux-mêmes, les Français que l’on entendait combattre ? Et, du coup, toutes les luttes entre les hommes n’étaient-elles pas fratricides ? (Op. cit., p. 385)
Dans la mouvance postcoloniale de Frantz Fanon et d’Edward Said, Maryse Condé tend donc à rapprocher masques blancs et noirs, occidentaux et orientaux, comme autant de constructions idéologiques. La Nouvelle Académie gomme cet aspect, et oppose une Afrique subissant ravages et chaos à une Europe qui s’efforcerait de les maîtriser, décernant tout à la fois les blâmes et les récompenses. Limiter la colonisation à l’expansion européenne, n’est-ce pas aussi alimenter le mythe de l’Occident au centre de la planète, dont il aurait la responsabilité exclusive, le devoir d’ingérence n’allant pas sans quelques bénéfices plus ou moins assumés ? L’auteure de Ségou mérite en tout cas un hommage moins réducteur.
E. M.
Professeur de Lettres, pour ADN
Voilà un point de vue nuancé sur l’histoire de l’Afrique. Il est plaisant de lire un article qui ne sombre pas dans le manichéisme : la colonisation européenne a incontestablement fait des ravages en Afrique, pour autant la situation de l’Afrique d’avant la colonisation ne doit pas être idéalisée. Ici, Maryse Condé a le mérite de reconnaître que la vérité se trouve entre deux positions extrêmes et la Nouvelle Académie suédoise ferait bien de s’en inspirer…