Entretien exclusif avec Dr Racky Ka-Sy.Le racisme anti-noir: la noirophobie n’est pas seulement sociale, elle est aussi structurelle.

Les actes racistes et « noirophobes » sont devenus monnaie courante. Ils ont causé la mort du jeune docteur Guinéen, Mamoudou BARRY, le 20 juillet dernier à Rouen. Cet énième acte de violence n’est en réalité que l’expression visible d’un rejet à la fois institutionnel et social dont nombre de Noirs sont victimes. Pour comprendre les ressorts de ce fléau, ADN est allée à la rencontre de Mme Racky Ka-Sy, docteure en psychologie sociale et formatrice dans la lutte contre les discriminations.

 


ADN : Dr Racky KA-SY, depuis quelques années nous assistons à une recrudescence d’actes de violence extrême (notamment policière, aux Etats-Unis, en France, mais pas seulement, ces actes proviennent aussi de groupes ou d’individus) teintés de racisme, en vers les Noirs. Comment comprendre cela?

 

RKS : Je dirais que depuis quelques années nous assistons à une visibilité plus accrue de ces actes car en réalité, je pense qu’ils ont toujours existé. Vous citez la violence policière envers les Noirs aux États-Unis. Depuis la période de l’esclavage puis de la ségrégation, les violences envers les Noirs n’ont jamais cessé. En France, il est un peu plus difficile de se prononcer étant donné que nous n’avons pas de statistiques ethniques. Mais nous reconnaissons une forme de xénophobie qui touche toutes les ethnies. Rappelez-vous de la « marche des beurs » (marche pour l’égalité et contre le racisme) en 1983, à l’initiative de Toumi Djaïdja. Elle a été faite suite au meurtre de 5 maghrébins cette année-là pour des motifs racistes. Sans compter ceux qui précédaient, il était temps de dire stop.

On a l’impression d’avancer à petits pas, puis la fois d’après d’en reculer de 10. En 1998 nous étions tous galvanisés par la France Black-Blanc-Beur à l’occasion de la victoire au mondial de football qui a eu lieu en France, mais cela n’a pas empêché la mort de Ziyed et Bouna, les émeutes de 2005, l’affaire Adama Traoré en 2016, Théo et bien d’autres. Avec la nouvelle technologie, les informations circulent de plus en plus vite. Nous sommes également de plus en plus conscients de ces questions-là et nous y faisons attention, c’est ce qui crée l’illusion que ces actes sont plus fréquents mais en réalité, ils ont toujours existé.

 

ADN : Dans un article récent vous évoquiez la pression due aux stéréotypes, pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Oui alors il s’agit de l’effet de « menace du stéréotype », théorie sur laquelle j’ai travaillé dans ma thèse de Doctorat. Claude Steele et Joshua Aronson, les deux chercheurs en psychologie à l’origine du concept en 1995, le définissent de la manière suivante : il s’agit de la peur que ressent un individu lorsqu’il risque de confirmer, par sa performance ou son comportement, le stéréotype négatif associé à son groupe. Le problème c’est que cette pression supplémentaire peut nous amener à involontairement confirmer le stéréotype (l’idée reçue). Par exemple, on associe aux Noirs des stéréotypes comme « pas intelligents », « toujours en retard » ; « sentent mauvais », etc. Si je dois passer un test important où l’intelligence est primordiale, je vais me mettre la pression et me dire « il faut que j’y arrive absolument sinon ils vont penser que je ne suis pas intelligente ». Mais je vais tellement me mettre la pression que je vais stresser et finalement rater mon examen et donc confirmer l’idée que les autres avaient de moi : je ne suis pas intelligente. Donc, comme je sais que l’autre me perçoit d’abord comme Noire, je vais modifier mon comportement au quotidien et donc par exemple, je vais tout faire pour arriver à l’heure à mes rendez-vous. Sinon on va dire que, comme je suis noire, c’est normal que je sois en retard ; je vais tâcher de sentir bon car ils pensent que je sens mauvais ; je vais parler doucement même si je suis énervée car ils pensent que je suis sauvage et que je ne sais pas me comporter correctement, ainsi de suite.

En réalité, cette théorie montre juste que les stéréotypes peuvent avoir un impact négatif sur nos vies au quotidien. Cela peut toucher tout le monde à partir du moment où des stéréotypes négatifs sont associés à notre groupe (idem pour les femmes, les personnes âgées, les personnes handicapées, etc.).

 

ADN : Cela est-il en lien avec la violence institutionnelle subie par nombre de Noirs, notamment en France. De quoi est-il question concrètement ?

La différence entre la menace du stéréotype et le racisme ou les discriminations, c’est le point de vue. Quand on parle de racisme ou de discriminations ou même de racisme institutionnel, on parle du point de vue du percevant (ex : les Blancs) envers une cible (ex : les Noirs). Mais quand on parle de « menace du stéréotype », on se situe du point de vue de la cible (ex : les Noirs) sur elle-même. En fait, les gens connaissent les stéréotypes/les idées reçues que les autres ont sur leur groupe, donc cela suffit à les influencer même sans la présence de l’autre.

En ce qui concerne le racisme institutionnel en soi, je pense que ce n’est pas une chimère. Il s’agirait du racisme qui existe dans nos institutions. Reni Eddo-Lodge préfère le terme « structurel » que « institutionnel » car pour elle, le racisme dépasse les frontières de nos institutions.

Elle dit, je cite : « Le racisme structurel, ce sont des dizaines, des centaines, voire des milliers d’individus animés des mêmes préjugés qui se réunissent et agissent en conséquence. Le racisme structurel, c’est une culture organisationnelle blanche, impénétrable, créée par ces mêmes individus ; quiconque ne s’inscrit pas dans cette culture doit, au choix, s’adapter ou s’attendre à échouer. Le racisme structurel est souvent le seul moyen de désigner ce qui est imperceptible : les froncements de sourcils silencieux, les préjugés implicites, les jugements à l’emporte-pièce, sans fondement réel, sur la compétence d’une personne » (p. 87)[1].

Je suis assez d’accord avec elle. Les institutions sont faites d’individus. La société en elle-même est faite d’individus, majoritairement Blancs en ce qui concerne la France, et qui sont imprégnés d’une manière ou d’une autre de stéréotypes racistes hérités de faits historiques. Donc à tous les niveaux, du guichetier de La Poste au patron du CAC40, on peut trouver des gens qui vont exprimer (consciemment ou non) des attitudes racistes. Et pour évoluer dans ce type de société, on se met la pression et on anticipe.

Un événement récent illustre parfaitement cet exemple de racisme institutionnel : il s’agit du cas de Akim Oualhaci, doctorant en sciences sociales qui a été déclassé 3 années de suite au concours du CNRS. Alors qu’il a toujours été parmi les premiers dans la liste des admissibles à la suite d’épreuves écrites, il a été, 3 fois de suite, déclassé (c’est-à-dire classé parmi les derniers ou complètement supprimé de la liste des admis), sans aucune explication.

Dans un document consultable sur le site de Médiapart, l’on peut voir deux liste : (1) la liste des admissibles après l’épreuve écrite où Akim Oualhaci est classé 4e sur 10 candidats et (2) la liste des admis au concours où l’on retrouve 9 noms, les 5 premiers admis, les 4 derniers placés sur liste complémentaires et bien sûr l’absence pure et simple du nom de M. Oualhaci. La discrimination (raciale) est clairement flagrante ici car rien ne justifie sa mise à l’écart, ses travaux étant extrêmes pertinents pour le poste.

 

ADN : Certains médias, hommes/femmes politiques reprochent aux communautés noires d’essentialiser le racisme et toujours, de se poser en victimes. Est-ce objectivement le cas?

RKS : Je ne peux pas dire si c’est objectivement le cas à chaque fois car il faudrait connaître les cas. Mais il y a deux choses : (1) Effectivement, les Noirs sont victimes de racisme et de discriminations, c’est indéniable. Même si on n’a pas de statistiques ethniques en France, beaucoup d’études et de testings le montrent ; (2) les personnes victimes de racisme et de discriminations, à force d’être confrontées à ce type de situations, deviennent hyper vigilantes et ont tendance à tout interpréter sous le prisme du racisme. Cela peut ne pas être le cas. Donc pour moi ce n’est pas de l’exagération. Chacun vit les choses selon son ressenti et il faut respecter cela.

Aussi, les questions de racisme et de discriminations mettent les gens mal à l’aise. C’est un peu tabou d’en parler. Disons qu’il y a des moments où l’on en parlera beaucoup (comme pour l’affaire des quotas pour l’équipe de France de football) et à d’autres moments, on n’en parlera plus. Sauf que les gens vivent ces injustices tous les jours, même si les médias n’en parlent pas. Ceux qui ne sont pas concernés ont du mal à se mettre à notre place et à imaginer ce que cela doit être de se faire contrôler à tous les coins de rue, de subir des insultes ou juste des soupirs. Ils ne le vivent pas au quotidien, donc forcément pour eux, c’est de l’exagération. Personnellement, je ne le pense pas.

 

ADN : Le meurtre du Dr Mamoudou Barry a suscité une vague d’indignations et de mobilisations. Certaines organisations ou individus ont même appelé à boycotter les produits commercialisés des communautés dont est issu le présumé auteur du meurtre. Est-ce le début d’une réelle prise de conscience de la communauté noire, notamment de son poids économique ? Une transposition sur d’autres secteurs est-elle envisageable? Notamment politique (poids électoral) ?

RKS : Cet événement est extrêmement tragique et je tiens à témoigner mon soutien à la famille du Dr. Mamoudou Barry. Encore une fois, on a l’illustration que les Noirs sont perçus d’une manière négative, quels qu’ils soient, quel que soit leur niveau social. Je ne sais pas si le fait de boycotter les produits venant du pays de l’individu impliqué aura une quelconque conséquence.

La prise de conscience du poids économique des Noirs date de bien avant selon mes observations. Je travaille sur le sujet (des Noirs de France) depuis 9 ans et pour moi, la prise de conscience date d’il y a 5/6 ans environ au grand maximum. Du moins, sa communication. Car en réalité, il a toujours existé des gens plus conscients que d’autres. Si vous parlez des mouvements « Buy Black » ou « For Us by us », ils ont une utilité bien sûr, celle de renforcer le pouvoir économique des Noirs. Certes, ces mouvements sont nés aux USA mais existent aussi ici. Je cite en exemple la plateforme Afrikrea qui cartonne.

Bien que la situation sociale soit différente ici, je pense quand même que l’action sur le pouvoir d’achat est importante. On ne voit pas la couleur des riches n’est-ce pas ? Car à un certain moment, quand vous comptez économiquement, on s’en fiche de votre couleur. Quand vous n’avez aucun poids économique, on se permet plein de choses notamment la condescendance et le racisme. Que disent les théories racistes ? Qu’il y a une hiérarchie des « races », que les Blancs sont supérieurs aux autres et que les Noirs sont en bas de l’échelle. Intellectuellement, socialement et économiquement. Donc pour moi, agir sur l’économique, c’est une très bonne idée.

La politique est un autre levier de pression également. Les acteurs politiques travaillent leurs discours en fonction des populations qu’ils veulent séduire. Et pourquoi ils veulent les séduire ? Car ils savent que ces gens-là se déplacent et votent. Comment pensez-vous que Marine Le Pen est arrivée au second tour de la présidentielle pour la 2e fois. Certes, il y a l’abstention, mais pas uniquement. Ses partisans sont partis voter. Si personne n’essaye de nous séduire c’est par que nous n’avons aucun poids politique, nous ne votons pas. Le fait que nous soyons minoritaires sociologiquement y est aussi peut être pour quelque chose, mais nous ne votons pas et nous ne pesons pas économiquement. Alors oui, s’il y a des idées pour mobiliser politiquement les personnes noires (entre autres), non seulement pour voter mais aussi pour se structurer, pour qu’un jour il y ait plus de députés noirs ou issus de la diversité, alors ce serait une très bonne idée.

 

ADN : Dr Ka-Sy, vous êtes aussi formatrice dans la lutte contre les discriminations, actuellement quels sont les moyens les plus efficaces que peuvent mobiliser ceux qui subissent le racisme pour s’en défendre ?

RKS : Oui je suis également formatrice et je vois quels dégâts peut faire le racisme institutionnel. J’interviens pour des agents de collectivités locales et entreprises et donc je me rends compte qu’il y a encore beaucoup de travail à faire de ce côté-là. Les victimes de racisme peuvent mobiliser des moyens surtout juridiques ou des outils mis en place par les mairies. Par exemple, la Mairie de Paris a mis en place un service de médiation. En réalité, ce qui bloque c’est au niveau hiérarchique. Quand la victime va essayer d’en parler avec son supérieur, celui-ci va essayer de faire le moins de bruit possible, essayer de gérer (bien ou mal), non pas dans l’intérêt de la victime, mais dans l’intérêt de la collectivité. Étouffer l’affaire pour ne pas ternir l’image de la collectivité. Mais la discrimination est un délit, il y a des lois alors il faut agir juridiquement.

Les gens se sentent très seuls dans ce combat au quotidien. Je pense aussi que le fait d’en parler peut désamorcer les choses : directement aux collègues, au supérieur hiérarchique. Facile à dire, mais le mieux est de ne pas se taire. Car sinon, les comportements continuent de se reproduire. Mais je constate aussi que ce n’est pas tout le monde qui peut le faire. Il faut être fort mentalement pour oser affronter l’autre. L’agresseur/le raciste peut simplement nier et il aura l’appui des gens qui pensent que nous exagérons. Nous non plus n’avons pas envie de faire de vagues. Il faut avoir confiance en soi et croire en ses valeurs, être convaincu de l’antiracisme afin d’en parler aux personnes concernées ; rester consistant et ne pas se laisser impressionner ; savoir s’entourer et utiliser tous les rouages institutionnels, car malgré tout, nous sommes dans un pays de droits et devant la Loi, nous sommes tous égaux.

 

ADN: Dr Ka-Sy, le mot de la fin ?

RKS : Je suis heureuse de constater que malgré tout, les initiatives se multiplient pour reprendre confiance et se structurer. Quand je vois des médias comme ADN, NOFI, ByUs Média etc. voir le jour, quand je vois des associations ou des initiatives comme AfroFem, Black Network, des groupes facebook comme Black Finest ou encore Black Business Support, ça me fait très plaisir. Les choses sont en train de changer et j’encourage chaque personne qui a envie de s’investir à son niveau, dans son domaine, de le faire. Car comme dit l’adage, seul on a plus vite mais ensemble on va plus loin.

Entretien, la rédaction pour ADN

 

 

[1] Reni EDDO-LODGE, Le racisme est un problème de Blancs. Éditions Autrement (2018).

1 réponse sur “Entretien exclusif avec Dr Racky Ka-Sy.Le racisme anti-noir: la noirophobie n’est pas seulement sociale, elle est aussi structurelle.”

  1. Formidable article interview qui synthétise bien le situation avec le Dr Racky Ka-Sy 👌🏾.
    « Il y a du boulot » mais une chose est sure pour y arriver, il faut en parler, donc témoigner !!

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