Ce que j’aime dans la spiritualité traditionnelle peule est le symbolisme extraordinairement fin qui y règne. Cette harmonie fondamentale entre les chiffres et les êtres révèle l’abstraction gigantesque et l’art grandiose dont disposaient nos ancêtres. Je suis frappé par cette géométrie des symboles, intrigué par cette algèbre des correspondances, et la justesse des redistributions m’interpelle au plus profond.
Évidemment que je ne suis pas en train de postuler sa perfection concernant la description de la nature, ni d’affecter une valeur de vérité à même ses plus beaux récits ; je ne le ferai pour aucune spiritualité ! En tout cas pas pour celles que j’ai connues jusque-là et que je trouve, en mon âme et conscience, toutes déficientes sur bien de plans, leur naïveté criante dans leur approche de la nature venant en tête de la liste.
Cela dit, entre toutes ces spiritualités, le Pulaagu, de son vrai sens et non de celui usité aujourd’hui sous forme d’une coquille renfermant des stéréotypes plus délirants les uns que les autres, est celle que je choisirais. Alors là, oui, je le sais, le biais est énorme. Il serait bien vu de constater que le Pulaagu spirituel ne pourrait que me parler car, après tout, porteur d’éléments de culture qui sont déjà les miens ; que donc le placer au-dessus serait même prévisible. Mais si l’on suivait ce raisonnement, on conclurait à tort que l’écrasante majorité des Peuls adoptent leur spiritualité : ce qui n’est que trop inexact. Donc ce biais, bien que présent quelque part, ne devrait pas être surestimé. On peut ainsi évoquer d’autres raisons moins inconscientes.
Étant donné que je n’écris pas une analyse, ni même une présentation digne de ce nom, de la spiritualité du Pulaagu, je ne me contenterai donc que d’effleurer les concepts et le cadre sans aborder les détails les concernant.
Tout d’abord, il faut comprendre que, contrairement au concordisme bien-pensant assez répandu, la spiritualité peule traditionnelle ne peut pas être mise en correspondance biunivoque avec l’Islam ou les deux autres monothéismes. Cela n’a été qu’une pilule d’urgence concoctée avec toute la partialité nécessaire pour être avalée d’urgence par une classe de personnes en recherche de palliatifs contre leurs tourments culturels. La spiritualité des peuls diffère de celles cités ci-haut par et son cadre et son contenu. Le Dieu du Peul traditionnel, appelé Geno ou encore Ndunndaari, est défini comme étant seulement un principe précurseur de l’univers et non un intervenant à son déroulement ultérieur. Pour le Peul traditionnel Geno s’est débrouillé pour créer le monde – par le processus de la goûte-de-lait omnipotente primordiale qui donnera le bovin hermaphrodite duquel la nature sortira et évoluera – et ensuite il n’interviendra plus dans les affaires du monde qui en résultera. Ainsi, personne ne s’adressera à Geno pour l’invoquer ou l’interpeller ni par la pensée, ni par la prière. Des divinités ayant émergé du processus de la création de l’univers – c’est le Peul traditionnel qui parle – et les concepts résultants des correspondances arithmétiques entre la géométrie du cosmos, du point de vue du Peul, les êtres non humains et la structure de la société originelle, feront office d’interlocuteurs mystiques. Ainsi un Peul ne prendra jamais son Jalaŋ (statue) pour son créateur, mais il l’invoquera pour des faveurs à l’ordre du jour. Pour exemple, le Joom maayo autrefois respecté et invoqué par tant de fidèles n’est pour autant jamais pris pour un créateur. Et ce, malgré le fait que des prosélytes, si ce ne sont des croisés, d’autres religions, par le subterfuge de l’homme de paille ou par une simple ignorance d’ailleurs, ont pris la liberté de redéfinir les contours moraux de ces divinités secondaires dans un cadre qui leur permettrait de ridiculiser tout un chef d’oeuvre du symbolisme d’une beauté architecturale que les leurs peineraient à égaler.
La spiritualité peule traditionnelle est un lieu d’initiation avant tout. La dévotion se relègue à l’arrière-plan quand l’instruction devient le but. Les trois textes principaux formant le trépied de l’initiation peule concernent les trois affaires qui règnent au cœur de la vie humaine : le savoir, le pouvoir et l’avoir. Une initiation complète est consacrée à chacune d’elles. L’ordre et l’équilibre subtile entre celles-ci sont dépliés minutieusement à travers les grands récits fondamentaux de Kaaydara, Kuumen et Laaytere, magistralement transmis par le vieux sage Amadou Hampâté Bâ. Par là, ce sont les fondements de la culture peule qui se manifestent dans toutes leurs dimensions. Un jour j’écrirai dans une plus large mesure mon analyse de ces textes et le fond de ma pensée quand je parle des fondements de la culture peule. Mais pour l’heure revenons à Foroforoondu.
Foroforoondu est une déesse (oui cela nous change de nos habitudes acquises !) qui détient la science intriquée du lait et les formules du ngaynirka. Elle est par ailleurs l’épouse de Kuumen, détenteur suprême du savoir pastoral tandis que Caanaaba est le détenteur mystique du bovin. L’initié ne s’approche de son domaine avant d’avoir fait ses preuves en venant à bout de diverses épreuves plus coriaces les unes que les autres. Foroforoondu n’est pas du genre à plaisanter, elle est de caractère et est impitoyable avec les négligents qui ne connaîtraient pas les mécanismes sous-jacents aux principes des différents éléments de l’autel peul ; voilà pourquoi il faut être sur ses gardes quand on arrive à pénétrer son domaine. Elle, seule, par ses attributs tant physiques que spirituels, peut amadouer le redoutable bovin hermaphrodite qui garde la douzième clairière, celle de l’ultime savoir ! Foroforoondu ne te donne pas sa langue sans t’avoir passé un examen minutieux sur le savoir pastoral et des divinités du panthéon. Ce n’est qu’à la suite de cela qu’elle te fera goûter le liquide chargé et t’ouvrira les portes du septième soleil dont les rayons abreuvent de connaissances ! La spiritualité donnait ainsi une place divine, pas celle qu’on proclame avec des mots creux mais celle correspondant au siège d’une divinité clé, à la femme. Foroforoondu-mère ne peut mourir sous les coups de la négation obscurantiste qui ont déjà eu raison de plus d’un de ses fils et de tant de ses filles. Puissions-nous trouver inspiration dans nos sources authentiques de philosophies de la vie !
Dr. Mouhamadou Sy